le mur de photos

a02perefilsLa main que j'ai posée sur le fer à plier chaud, dans l'atelier de mon père, à l'âge de 4 ans, et la brûlure qui suivit, fut mon premier contact avec le métier de faiseur de guitares.

 

Ma mère qui venait parfois apporter son aide m'amenait avec elle. Les guitares, vues de ma taille, me paraissaient gigantesques. Quelques callosités aujourd'hui ont remplacé les cloques juvéniles.

Le Noël de mes 13 ans fut, devinez…une guitare classique. " Tiens, voilà celle que tu voulais. Au fait, tu commences les cours samedi avec ton prof, monsieur Garcia…
" Si un jour tu fais mon métier, tu me remercieras ".

Je te remercie encore.

Après une seconde au lycée Jacques Decourt, mon entrée à 16 ans aux Arts Appliqués jusqu'à 20 ans et les 'coups de main' à l'atelier du 9 de la rue de Clignancourt, ont fini d'incruster en moi le goût de l'art, le plaisir de faire et celui de jouer. Jouer et faire sont pour moi des mots très voisins. Je touchais un peu tous les styles guitaristiques, stimulé par tout ce qui me passait par les oreilles. Les notes de musique ont remplacé celles des devoirs de classe.

Le jeudi et le samedi de 1968 à 1972, j'y allais confectionner des pièces pour la construction des guitares : sciage de plateaux d'acajou ou de palissandre, barres de renfort, joints de table ou de fond, placage d'éclisse, contre éclisse. " Regarde ! C'est la moitié de l'apprentissage ".

 

Merci pour cette intimité partagée.

 

J'aidais aux finitions avant le vernissage et au fur et à mesure, commençais à monter des caisses de guitares classiques pour débutants. " Je te montre comment on fait, après tu trouveras ta main ". Merci pour cette liberté sur ma voie. Travailler ensemble a été, je le sais, un immense plaisir partagé.

Trois paires d'yeux me guettaient…Le travail était réparti entre mon oncle Gino Papiri, Ugo Terraneo et mon père Jacques Favino qui m'a aussi mis entre les mains pendant cette période, les réparations que j'étais capable d'effectuer, de toutes sortes et sur toute marque de guitare. C'était apprendre à trouver des solutions, car chaque réparation est unique, analyser les différents montages et en comprendre la mécanique. C'est une bonne école ! Ugo et Gino étaient davantage sur mon dos que ne l'était mon père, au fils du patron ils ne passaient rien. Je les remercie de m'avoir stimulé.

Parfois, on m'envoyait livrer des guitares chez les revendeurs, classiques ou jazz ; Vincent Génod, rue de Rome, fut en 1974, le dernier marchand servi. Les importations japonaises, coréennes puis chinoises aujourd'hui ont, en grande partie, pris la place des productions artisanales ; cela a néanmoins joué un rôle dans la démocratisation de l'objet guitare : les instruments de série bon marché ont permis aux débutants d'aborder l'instrument, toujours vendu plus cher chez l'artisan. Si l'instrumentiste progresse autant par son écoute que par sa technique, il ne se contentera plus, décidera de s'offrir sa guitare, celle conçue spécialement pour lui et s'adressera à un luthier.

 

La plupart des guitares classiques d'étude ou de concert que nous produisions étaient destinées aux élèves de conservatoire, ou aux musiciens de studio. Les professeurs et concertistes se fournissaient chez les luthiers spécialisés dans la guitare classique, notre renommée jazz les ayant éloignés.

 

le poeleJ'avais et j'ai toujours de l'énergie à revendre, il me fallait apprendre la patience. Je m'énervais de rater une pièce. " Ne travaille pas la tête dans l'sac ! " pour ajouter une minute plus tard : " Ne t'en fais pas, il n'y que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais ". Mon père donnait d'un geste et d'un copeau la forme voulue à un chevalet, quand il me fallait, pour une opération similaire, dix gestes et autant de copeaux ! Souvent je suggérais un essai de montage " Fais-le ! J'ai tenté aussi et trouvé des solutions, tu amèneras les tiennes ". fin 1973, j'intégrai définitivement l'équipe, l'aventure commençait réellement.

Les amis et clients défilaient, amateurs, débutants ou professionnels, tous amoureux de la guitare. Ils se donnaient souvent rendez-vous à l'atelier pour "faire le bœuf" et essayer les nouvelles-nées. S'ils étaient de langues différentes, ils jouaient, le regard complice, tout simplement. Nous travaillions en musique ou, plutôt "en guitare". Je les entendais discuter, poser leurs questions, solliciter mon père qui, en même temps, observait leur façon de jouer, mémorisaient leur attitude, suggestions et remarques et notait les spécifications de chacun sur le cahier de commandes. " Et puis ce sont les musiciens qui t'apprendront le métier ". Je te remercie avec eux pour cette ouverture d'esprit. Cette ambiance m'a familiarisé avec la voie de "passeur de bois". Elle est toujours mienne aujourd'hui.

L'escalier en colimaçonNous parlions de sonorité timbrée, velouté, ronde, chaude, claire, incisive, précise ; on dit d'une guitare qu'elle est "faite", une expression qui peut d'ailleurs être utilisée au sujet de presque tous les instruments artisanaux. Ils se rodent, s'ils sont joués bien sûr, et se bonifient, comme le bon vin ! Maurice Ferret nous dit un jour : " oh dis donc, celle-là elle n'a pas peur ! ", il parlait toujours d'une guitare. Autant de mots pour ne parler que d'une chose : le son.
Ecouter et voir le guitariste, l'instrument entre les bras, est primordial pour bien saisir ce qu'il attend ; jouer de la guitare, jouer sur une guitare, jouer avec la guitare, faire de la guitare, sont autant d'attitudes et de comportements qu'il y a de guitaristes.

L'hiver, la température de l'atelier, quand nous arrivions à 8 heures du matin, était identique à celle du dehors. Il fallait attendre 2 heures environ avant que le poêle nous dispense sa chaleur et que les tâches les plus physiques nous réchauffent. Travailler à la main sous verrière est une bénédiction, pour la lumière qu'elle laisse passer…D'avril à juillet, les rayons du soleil nous transformaient en plantes tropicales !

A l'ouverture de la porte d'entrée répondait le son d'une clochette, et l'escalier en colimaçon, un peu raide, conduisait au premier étage, dans l'atelier. Après le tintement de ladite clochette, d'horribles jurons maudissant ce putain d'escalier nous annonçaient la visite de Colette Magny. Une fois enfin arrivée, elle chantait volontiers ce qu'elle venait de composer, et là : les carreaux vibraient. Sa voix était passée, une voix nous est restée. Le son de la clochette,lui aussi, existe encore.

Habitué très jeune aux visites de gens connus je n'avais aucune timidité. Ils m'apparaissaient musiciens et rien de plus. Par contre, la première fois que j'ai vu Brassens entrer, là même où nous travaillions…ce fut différent. L'homme qui avait accompagné de ses chansons, l'enfance et la vie des gens de ma génération et de ceux qui suivent, était là, souriant. Après un : " Bonjour monsieur Brassens ", il me dit : "Tu me dis tu et tu m'appelles Georges comme tout le monde ". Comme tout le monde, sauf que mon père et lui se sont toujours vouvoyés, augmentant, malgré eux, par cette petite distance, leur timidité et respect réciproque.

 

Ils se sont donnés du 'Georges' et du 'Jacques' peu avant que la 'camarde' ne les sépare.

 

Jean-Pierre LebarbenchonAvant de passer pour la révision d'une de ses guitares, il téléphonait : " est-ce que je peux passer sans te déranger dans ton travail, il faut que je t'en amène une ? ". Respect vous dis-je. C'est non seulement mon travail mais aussi un plaisir.

Quand Ricet Barrier m'a amené à régler sa 6 cordes folk, que lui avait construite mon père dans les années 60, je notai une belle usure du vernis sur la table, tout près de la touche, vers les aigus : " Surtout, ne me touche pas cette partie-là ! ". En souriant, il m'en a expliquée la raison : " Je joue sur les cordes avec le pouce, et je laisse traîner mes autres doigts ici : j'imite le frottement des balais sur une caisse claire, maintenantque j'ai usé le vernis, j'ai le son ! ". Les parties tendres, creusées, ont laissé dominer les fils du bois plus durs, ce qui, à la longue, a sculpté un mini wash-board. Toujours souriant et malicieux, il m'en a fait la démonstration : génial !

On ne parle jamais de fabricant de guitaristes. Pourtant, parmi ceux qui ont passé l'envie, Django Reinhardt et Georges Brassens doivent être cités. Ceux qui ont été piqués par ces deux 'loustics ' se grattent encore et n'arrêteront plus.

Michel GentilsLa guitare 12 cordes n'est pas une 6 cordes à laquelle on en ajoute 6 autres, sans repenser l'instrument dans la totalité de sa conception. C'est un musicien amateur, dans son cas amoureux de la 12 cordes, Jean-Pierre Lebarbenchon, qui m'a fait le plus progresser et aboutir en ce qui concerne ce modèle. Sa technique lui permet d'être exigeant. Mon père lui a construit sa première en 1976, je lui ai fabriqué les six suivantes, entre 1980 et 1989, toutes Jumbo à 3 rosaces. Chacune a bénéficié d'une amélioration : la justesse de chacune des cordes, car il joue corde par corde, l'équilibre entre la résistance à la tension et la souplesse du jeu, ce ne sont là que les points principaux. Je le remercie d'avoir insisté et de m'avoir fait confiance.
Aussi exigeant que le précédant, dans un style diffèrent, avec une technique similaire, Michel Gentils enregistre des merveilles. Il possède deux 12 cordes à 3 rosaces dont une avec des cordes sympathiques.


Ceux qui vous titillent la fierté vous font avancer…

 

Lorsqu'on joue de la musique, tout le reste s'évanouit. Dany Brillant, très réservé, est venu un jour me commander un modèle jazz, quand le lui ai suggéré d'en essayer un à ma disposition, afin de connaître ses souhaits, son apparente timidité s'est subitement envolée. Quel swing et quel musicien ! S'il se servait de sa guitare sur scène, on découvrirait que non seulement il est chanteur, mais qu'il est aussi musicien.

 

Joël Favreau & Jean-Pierre FavinoRomane & Jean-Pierre FavinoStochelo Rosenberg

Marcel Dadi et le modèle Verseau, Issoudun 1991Olivier Giraud, Austin TX, USA



Ils sont nombreux les guitaristes dont les débuts prometteurs nous laissent deviner une jolie suite. C'est lors de ces rencontres, à l'instant où ce genre d'individu joue les premières notes que nos gestes ralentissent et que le bruit des outils s'évanouit pour faire silence, tandis qu'on se jette alentour des regards entendus.

 

C'est très jouissif et ça rend heureux de faire des guitares.



Jean-Philippe Watremez et Pierre "Kamlo" BarréEn 1978, mon oncle et mon père sont partis en retraite, période à laquelle un autre oncle, Jean Maddonini fut employé pour compléter l'équipe jusqu'en1980. Ugo s'est arrêté fin 1983. Seul à l'atelier en 84

Si le tutoiement rapproche, le téléphone éloigne. Matelo Ferré, qui m'a connu alors que je ne marchais pas encore, me vouvoyait au bout du fil, et me tutoyait lorsqu'il était dans l'atelier…Il essayait , en arrivant, ce qui lui tombait sous la main, une de notre fabrication ou bien une autre : " oh ! Elle sonne bien cette petite guitare !? ". La même phrase revenait, chaque fois que Matelo touchait une guitare. Après quelques secondes de mise en main, l'instrument chantait. Avec lui, toutes les guitares chantaient. Tous ont admiré ses mains, son jeu et son humilité.

Durant ma première semaine en solitaire, je 'tournais en rond', sans en deviner la raison et d'un coup je compris. Cet atelier était agencé pour quatre personnes. Il me fallait réorganiser ce lieu à ma convenance, le rendre ergonomique. J'ai déplacé les établis, trouvé mes marques. Il n'existait plus que mes seuls actes, mes propres bruits d'outils. C'était reparti pour 7 années.
Voulant travailler seul, j'ai du assurer la construction, les réparations et les réglages, les relations avec les musiciens et la gestion, sans parler du téléphone….trop pour un seul homme est la formule appropriée.
La solution s'est présentée en 1990, date de mon départ pour Castelbiague, en Haute-Garonne. Dans la nature et le silence j'ai découvert mon territoire.

 

Enrico MaciasLe modèle SatyaMichel Poiteau


" Tu n'as pas le droit de t'en aller ! "

 

Certains clients fidèles m'en ont beaucoup voulu de ne plus m'avoir "sous la main". Si les quatre premières années furent un peu difficiles, une qualité de vie incomparable les a effacées. J'ai pu organiser mon propre espace, appris à ralentir les gestes à l'établi pour peaufiner les détails, et mon travail évolue selon mes idées. Les clients viennent sur rendez-vous et nous prenons le temps.

 

Rodolphe Raffalli et Jean-Pierre FavinoPatrice Veillon et la Jazz NModèle Folk 3 rosaces

 

Etre rêveur et méditatif est un état d'ouverture qui permet aux idées de s'insinuer, il suffit de capter. C'est ce qu'on appelle 'création', alors qu'à mon avis, nous ne sommes que les outils de ce qui est déjà.
Après réflexion, plan et parfois maquette, je réalise un nouveau modèle ; le tout étant de faire accepter l'hérésie…
Il y avait dans l'atelier parisien, un grand miroir, dans le bureau qui servait à essayer nos instruments. Beaucoup aimaient à voir ce que donnait "sur eux" la guitare. Imaginez combien de mythes il faut casser, pour oser se montrer avec une nouveauté ! J'ai toujours du plaisir à construire les mêmes modèles, car chaque guitare est attribuée donc unique. Il m'est pour autant nécessaire d'exprimer ma créativité. Entre autres deux modèles flamenco-classiques, j'ai fabriqué pour Yves Duteil, à sa demande, une troisième, équipée de 12 cordes en nylon. Par la suite, il m'a dit qu'elle lui inspirait d'autres musiques, j'étais ravi.


Pierre Pesnon et son modèle spécial à 10 cordesJe remercie les musiciens que l'on dit originaux avec qui je peux dépasser le cadre du traditionnel. Ces expériences en collaboration enrichissent la conception de tous les autres modèles, même si ce n'est qu'à propos d'un tout petit détail. Entre curieux nous nous comprenons.

Les guitares qui passent souvent de main en main entre professionnels, vivent au sein des familles lorsqu'il s'agit d'amateurs. Quelquefois, l'enfant d'un guitariste me porte à régler ou à remettre à neuf une guitare que mon père a construite pour le sien. Parfois elle vient du grand-père ! C'est pour moi un régal car généralement, ayant beaucoup joué, l'instrument est 'fait' et donne ce qu'on lui demande. S'il n'a pas subit d'événement irrémédiable, il suffit de le soigner pour le remettre en état de jouer.



Robert et Henri-Claude PortalPierre ChazePhilippe Fléjo


Oud


Une interview de Jacques Favino

réalisée par Patrice Veillon

 

Paris 11 juin 1994

Comment avez-vous découvert la lutherie ?

C'est un métier qui m'est tombé du ciel. Le jour où j'ai rencontré ce métier-là, j'en suis tombé amoureux. J'étais fasciné par les sons qu'on pouvait tirer du violon ou de la guitare. C'était en 1945. Mon père est venu en France en 1922, ma mère et moi en 1923, j'avais 3 ans.

Jean Chauvet

Et avant 1945, qu'avez-vous fait ?

J'ai passé le certificat d'étude avec mention bien, mon père était à cheval là-dessus, j'avais intérêt…
Après ça, je suis entré en apprentissage chez un menuisier ébéniste, j'adorais travailler le bois. Mon patron m'a dit : " Les machines c'est pas pour toi ! ". La seule que je touchais était la mortaiseuse, tout le reste à la main : la scie à fendre, les ciseaux à bois, je dégauchissais à la varlope, je montais de petits meubles. J'apprenais le maniement des outils. Ça m'a bien servi plus tard pour la guitare.
Et puis un jour, plus de travail ! Alors un ami m'a fait entrer dans sa boite, il était contremaître dans la mécanique, j'ai appris très vite et suis devenu tourneur. Ce métier m'a envoyé en Allemagne en 1943 comme STO, on devait remplacer les prisonniers malades pendant six mois, ça a duré trente mois ! J'en ai voulu à la mécanique de m'avoir envoyé là-bas et me suis dit que la mécanique, c'était fini.

C'est donc à votre retour que vous êtes entré chez Busato ?

Tout à fait, et grâce à mon beau frère Gino Papiri, qui était ami avec lui.A cette époque, l'atelier faisait des guitares, surtout des copies Selmer, il avait déjà copiées les Selmer. Busato m'a proposé un poste de contremaître, j'ai refusé car je n'avais pas l'expérience et lui ai demandé de me mettre à l'établi ; je voulais comprendre la fabrication avant. " Alors vous me mettez à l'établi, si ça vous convient je deviens contremaître ". Il faut dire qu'à l'époque, je ne savais même pas ce qu'était un moule de guitare !

André Duchausoir

Busato est-il connu à l'époque ?

Oh oui, il y avait 26 ouvriers ; par la suite, plus de 30, la maison s'était diversifiée avec l'accordéon et la batterie. Moi, il m'avait mis aux manches de banjo. Je faisais les manches à la main avec les têtes sculptées. Le père de Albert Uderzo était luthier, je l'ai connu chez Busato. Je me rappelle du fils enfant qui donnait des 'coups de main' à son père.
Et puis j'ai rencontré Chauvet, un champion ! Il avait été formé à Mirecourt. Il a vu de quelle façon je me servais de mes mains, un jour il me dit : " Tu devrais pouvoir faire des violons, si tu veux, je t'apprends le métier. C'est plus délicat que les guitares mais tu devrais y arriver. Moi je travaille pour la rue de Rome ". La plupart des luthiers sous-traitaient les réparations. C'était ma chance, j'ai foncé.
Après ma journée chez Busato, à 18 heures, j'allais chez Chauvet, rue des Moines, jusqu'à 23 heures, voire plus.

Comment s'est déroulé cet apprentissage ?

Ce n'est pas chez Busato que j'ai eu le flash, c'est chez Jean Chauvet.
Quand je suis entré dans son atelier, c'était beau, c'était fin, les violons pesaient des plumes, c'était magique pour moi. J'étais fasciné par la finesse de construction, des tables creusées, j'admirais les voûtes, c'était magnifique ! J'en suis tombé amoureux. Six mois plus tard, je faisais mon premier violon, il était fou ! Il me dit : " J'ai mis trois ans pour faire le mien "… Avec Chauvet, on se complétait bien, alors en 1946, j'ai quitté Busato pour me mettre à mon compte avec lui, 9 rue de Clignancourt dans le 18éme. Nous partagions l'atelier et le travail. Plus tard, Jean s'est occupé des violons, moi des contrebasses et des guitares.

Rodolph Raffalli

Que faisiez-vous comme guitares ?

Au début, c'était pour faire des réglages puis, petit à petit, je me suis fait une clientèle avec ça. Avec le temps, la guitare m'a davantage intéressé que le violon, même si elle paraissait plus facile à fabriquer, je m'apercevais qu'il y avait des découvertes à faire, de la recherche. Ma première était une jazz avec des ouïes, inspirée par Busato pour la forme, fond bombé, mais avec un barrage à moi. J'ai donc commencé à étudier la question : et pourquoi ça faisait ci, et pourquoi ça faisait ça. J'ai du faire de nombreux essais avant d'arriver à un résultat satisfaisant. J'apprenais la transmission des ondes et puis, petit à petit…

L'équipe à l'atelier

A cette époque, en 1949 je crois, j'ai rencontré Matelo Ferré. Je venais de livrer des guitares chez Major Conn, un marchand de musique place Pigalle. Il attendait à la sortie : " C'est toi qui fait ces guitares ? Tu voudrais pas m'en faire une ? ". Il voulait une grosse guitare classique montée avec des cordes métalliques. Il était mon premier client particulier. Matelo m'a mis le pied à l'étrier, je ne l'ai jamais oublié, on est très copains. D'autres musiciens ont vu sa guitare, et les commandes sont arrivées. On m'a suggéré de faire le genre Selmer. Mes premières guitares jazz ne marchaient pas comme les Selmer. J'ai approché mais ce n'était pas ça. J'ai laissé tomber, continué les classiques et les jazz à ouïes, puisque j'en avais la demande. Je cherchais le son Favino. C'est une sonorité que les autres n'ont pas. Parfois sur un enregistrement, je reconnais aujourd'hui le son de mes guitares. Je ne sais pas jouer mais j'ai beaucoup d'oreille. J'ai appris la construction des guitares en autodidacte. Si j'avais continué avec le violon, j'aurais cherché, mais c'était plus facile d'évoluer avec la guitare. Le bois, il faut apprendre à le toucher, sentir les fibres, le caresser.

Nino Ferer

Comment achetiez-vous le bois ?

J'allais dans les Vosges et dans le Doubs chercher l'épicéa, l'érable, le frêne ; je choisissais parmi les grumes allongées par terre. Il ne faut pas qu'il vrille de plus d'1cm par mètre. Il y avait des importateurs pour les bois exotiques.

J'avais besoin de voir le guitariste jouer pour apprécier son type de jeu. Je pouvais de cette façon régler l'instrument à son goût et m'améliorer en même temps. Dans un sens, ce sont les musiciens qui m'ont appris à travailler, à me perfectionner. Ils venaient jouer, j'écoutais, j'appréciais.

Ensuite, au début des années 60, j'ai fait les folks et premières douze cordes fabriquées en France. Elles sont arrivées par des Anglais venus pour une réparation, j'ai même fait une petite douze cordes pour Joan Baez, Maxime Leforestier me l'avait amenée. Je trouvais que les premières que j'avais vues étaient trop carrées d'épaules, à mon goût. J'ai fabriqué des guitares folk notamment pour Maxime Leforestier et sa Sœur, ils s'appelaient 'Cat et Maxime' à l'époque, ainsi que pour Mannick et Jo Akepsimas. Pour les formes on copie un peu les autres et on modifie selon ses propres goûts. Même Jean-Pierre modifie les miennes, je suis heureux de le voir faire mieux que moi.

J'ai fait à ma façon pour les folks aussi, modifiée le barrage, sans le croisillon comme faisait Martin, j'ai réparé beaucoup de tables comme ça dont les barres cassaient à l'endroit du croisillon, les tables s'effondraient. Mes recherches tournaient autour des barrages, des épaisseurs de barres de renforts, c'est surtout la pratique et l'envie de faire qui compte.

Les revendeurs ont eu tort d'investir à fond sur les instruments japonais. Ils ne nous ont plus fait travailler, alors que je continuais à leur envoyer des clients. J'ai allongé les délais pour eux et arrêté progressivement de les fournir. Chauvet s'est suicidé à cause de ça, il n'avait plus de travail.

Un jour, Antoine Bonelli, accompagnateur de Tino Rossi, m'apporte une Selmer à réparer, la table était morte, à changer. " Si ça marche, je vous en commande deux autres ". J'ai donc détablé et découvert le fameux barrage Selmer. Pour que le son soit un peu plus éclatant, j'ai fait quelques petites modifications sur le barrage de la nouvelle table. A mon goût, elles sonnaient mieux que sa Selmer. Ça a tellement bien marché que Bonelli m'a commandé d'autres jazz Favino type Selmer, il a été le 'représentant' de la maison Favino en Corse ! Paolo Quilicci et d'autresTrois Folk Favino années 60 sont venus ensuite.

A propos, que pensez-vous du mythe Selmer ?

On devrait parler du mythe Django. Le son, c'est aussi la façon de jouer ; un autre musicien avec en main la guitare de Django n'aurait pas eu le même son.
C'était quand même d'excellentes guitares, quoiqu'il vaille mieux ne pas regarder la finition intérieure… pas très joli, c'était grossier. Sur la touche, les barrettes d'origine donnaient un son ferraillant, leur profil était carré et elles étaient, en partie, collées sur la touche.
Mais savez-vous que j'ai fabriqué des Selmer ?


Je ne comprends pas ?

Selmer a arrêté sa production en 1952. Ils avaient encore des commandes et comme il leur restait des manches bruts, ils m'ont fait construire le reste. J'ai du en faire une dizaine.
Cela me rappelle un client qui un jour est arrivé : " Regardez monsieur Favino, j'ai enfin trouvé une vieille Selmer ! ". Alors je la regarde de plus près et lui dis : " C'est moi qui l'ai fabriquée ". Comme il ne me croyait pas, je lui raconte l'histoire et lui montre deux manches estampillés Selmer qui me restaient. Quelques temps après, j'ai appris qu'il l'avait vendue.

Alors, il y a des Selmer qui sont en réalité des Favino ?

Eh oui, dans les derniers numéros. Les puristes vont en prendre un coup.

Avez-vous rencontré Django Reinhardt ?

Non, jamais. Je lui réglais ses guitares, mais c'est son frère Joseph qui me les apportait. A joseph, je lui ai fait trois guitares classiques pour jouer dans les cabarets russes.

Henri Salvador

Que répariez-vous sur les guitares de Django ?

Des cassures, des touches à redresser, des changements de barrettes, les manches travaillaient. Les écarts de température et l'humidité posaient d'énormes problèmes. Par manque de temps, j'allais très peu voir les musiciens jouer sur scène. De toute façon, il jouaient pour nous à l'atelier, je me régalais, de grands moments ! Quand Matelo venait, Boulou et Elios, Louis Fays et après Raphaël, que j'ai vu naître, Bireli et d'autres, ils étaient très jeunes et surdoués. Je suis content qu'ils aient commencé sur mes guitares. Tous mes clients m'ont fait de la pub. Combien de fois des confrères m'ont demandé : " Dis donc, combien tu leur donnes pour qu'ils parlent de toi ? " . ' Moi, rien. Je les écoute, c'est tout. Et quand ils ont besoin de quelque chose, je suis là '. J'ai rendu beaucoup de services. Leur boulot, c'était qu'ils jouent pour gagner de l'argent, et ils me faisaient travailler. Je n'avais pas à les payer, ils étaient satisfaits, ils m'ont même envoyé des clients ! J'ai eu beaucoup de chance ! J'étais très étonné d'être si rapidement connu. Un confrère m'a enterré plusieurs fois ! Des clients m'ont cru mort à plusieurs reprises…

Ils venaient chez moi : " c'est vous Favino ? " ils s'attendaient à trouver une usine. Ça a fonctionné par le ' bouche à oreille ', les seules guitares exposées l'étaient par Beuscher ou Major Conn. Sinon, pas de salon, pas de pub directe. Ma pub, c'était les clients, parfois, on me faisait des articles dans les magazines spécialisés.

On vous a même nommé le luthier du showbiz, Cette étiquette vous a-t-elle plu ?

Beaucoup n'osaient plus venir chez moi, le showbiz, ça voulait dire que je matraquais ! Ça m'a un peu desservi. Quand je leur donnais le prix du modèle Brassens, ils me demandaient : " c'est vraiment le prix de la Brassens ? Elle ne coûte pas plus cher la guitare à Brassens ? " Ils croyaient que j'allais leur faire un 'clou' ! " Ce sera la même que Brassens ? " La même, au même prix.

Louis & Raphaël Fays, Boulou, Elios & Matelo Ferré

Brassens commandait toujours la même ?

Toujours le même modèle, il voulait toujours la même sonorité, la sienne. Il me laissait le soin de la décoration, les filets, la rosace… Sur la première que je lui ai fabriquée, celle qui le suivait partout, (il était bourré de trac, ça le rassurait de se trouver sur la première), les barrettes sur la touche n'existaient plus au-delà de la 12ème case ! Il m'avait invité dans sa loge à Bobino, je lui demande: " Monsieur Brassens, pourquoi vous ne m'apportez pas votre guitare, il n'y a plus de barrette en bas !? " Alors il me dit : " Mais j'y vais pas là ! ". Quand les barrettes du haut étaient usées, il les remplaçait lui-même par celles du bas. " Apportez-la moi ". " Je ne voulais pas vous embêter ". J'ai vu aussi qu'il y avait des crans à certains endroits du manche : " Mais qu'est-ce que vous avez fait à votre manche ? " " Taisez-vous, ne le dites à personne, ce sont mes repères. Comme ça, je ne regarde pas mon manche, quand mon pouce arrive au cran, je suis au bon accord. Il ne faut pas les enlever surtout ! ". Ça, c'était à ses débuts, par la suite, il ne les a plus bricolés. J'étais timide, on s'est toujours vouvoyés, on était amis pourtant.

Combien étiez-vous à travailler dans l'atelier ?

Nous étions trois, puis quatre à partir de 1973 avec Jean-Pierre.

Enrico Macias

Combien de guitares faisiez- vous par mois ?

Entre 15 et 20 ; sur mon carnet de commande, j'en avais toujours une cinquantaine en retard. J'en envoyais dans toute la France, les clients européens venaient d'Allemagne, d'Angleterre, de Hollande, de Belgique, certaines sont parties en Amérique.

Comment était organisé l'atelier ?

Chacun pouvait remplacer l'autre, les tables d'harmonie étaient mon domaine, je savais comment faire pour satisfaire à la demande d'un son particulier, tout dépend pour qui on travaille. J'ai vu l'évolution de mon travail par les retours pour des réglages. Je n'ai jamais appris à jouer, les doigts ne veulent pas. " Pourquoi tu n'apprends pas ? " Je n'arriverai jamais à faire ce que j'entends et puis, les outils durcissent les mains.

Enrico Macias, Jean-Pierre Favino et Romy,  secrétaire de Macias

Avez-vous encouragé Jean-Pierre à faire ce métier ?

Pas vraiment, à cause des japonais. Je ne savais pas combien de temps ça tiendrait. Il a fait les Arts Appliqués, dès qu'il avait un moment, il venait à l'atelier. A l'école, on lui a demandé comment et où il avait appris à se servir des outils…

l'apprentissage de Jean-Pierre a-t-il été long ?

Non, il a aimé ça très tôt

Il était critique ?

Oui, il y a des trucs qu'il ne laissait pas passer. Il est créatif. Les trois rosaces c'est lui. On dirait une guitare déjà vieille.

Ca se bonifie une guitare ?

Oui, terriblement ! Plus on en joue, plus elle sonne.

Quel artiste vous a le plus marqué ?

Ah moi, c'est Brassens, sa gentillesse. Je l'ai connu à ses débuts. La première qu'il a eue lui avait été donnée par un chansonnier, jacques Grélot qui me l'a adressé par la suite. Il m'a dit ' Vous pouvez m'en faire une qui sonne autrement que ça ?' Après il me charriait avec ça, quand ils sont venus faire une émission de télé à l'atelier, et qu'un journaliste lui demandait s'il trouvait bonnes ses guitares, il a dit " Il me les a imposées ". Il m'a fait une belle pub en faisant mettre sur ses pochettes de disques des photos prises dans l'atelier.

Jacques Favino et Matelo Ferré

Combien avez-vous construit de guitares pour Brassens ?

Une dizaine et Jean-Pierre trois.

Mais que faisait-il de toutes ses guitares ?

Il en donnait, en laissait chez des amis pour en avoir une à portée de main. " Quand j'ai une idée, je saute sur ma guitare ! ". Macias c'est pareil, je lui en ai fait plusieurs, Jean-Pierre aussi, on se demande où ils les mettent ? Il ne les casse pas puisque Jean-Pierre lui en a réglé deux ou trois récemment. C'est qu'il les aime, je suis content. Enrico a souvent parlé de moi à la télé où a la radio. Ça ne coûte pas cher d'être gentil, je l'ai dépanné une fois en lui prêtant une guitare, il ne l'a jamais oublié.

Quand et comment avez-vous arrêté ?

En 1978, pour raison de santé. Un ami cardiologue, ancien client, m'a dit : " Si tu veux vivre longtemps… tu as ton fils qui travaille bien, alors laisse-le travailler, et toi, tu te reposes ".
J'avais ce métier en moi, et je n'ai plus la force de dresser une touche !

Georges Brassens, Jacques Favino, Maxime Leforestier parlent instruments

Avez-vous d'autres passions ?

Ecouter de la musique et la pêche à la ligne

Paris vous manque-t-il ?

Non, mais mon métier oui.